Colloque
international
- Avec la collaboration du Centre de Recherche
et d’Etude des Pays d’Afrique Orientale (CREPAO, UPPA – Pau) : Christian
Thibon, Claude Santini.
ARGUMENTAIRE
Ce
colloque international s'inscrit dans les préoccupations scientifiques des
chercheurs du réseau « Acteurs
Emergents » de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (MSH) de
Paris, du Laboratoire « Identités et
Territoires des Elites Méridionales » (ITEM) et du « Centre de Recherche et d’Etude sur les Pays
d’Afrique Orientale » à l’Université de Pau et des Pays de
l’Adour. La perspective se veut comparative et interdisciplinaire
(anthropologie, histoire, sociologie, philosophie, sciences politiques).
Le
colloque ambitionne, en s’appuyant sur l’émergence récente de travaux
sociologiques ou historiques[1],
de cerner diverses figures contemporaines d’intellectuels, leur rôle aussi bien dans la jonction de leurs
sociétés avec le reste du monde, que dans la construction d’une sphère autonome
du pouvoir politique. Autant de questions qui se posent avec une acuité
particulière notamment dans la phase actuelle de la mondialisation.
Retracer
la genèse de la notion d’intellectuel ne devient possible qu’à condition
d’adopter une démarche comparative embrassant différents espaces géographiques
et contextes socio-historiques. Le colloque se propose de (re)considérer la
“question” et les débats autour des intellectuels sous l’angle élargi du
comparatisme historique, sociologique, de l’anthropologie culturelle et des
études littéraires. Comparatisme qui répond bien aux objectifs du groupe
“Acteurs émergents”, lequel s’est constitué sur une base interdisciplinaire, et
en croisant approches généralistes et approches axées sur un champ géographique[2]
Ilne s’agira pas de proposer une énième
définition ou de donner un point de vuenormatif sur les “intellectuels” en tant
que catégorie abstraite, mais decerner diverses postures et trajectoires dans
différents espaces (Afrique - Europe - Amériques - Asie) et en usant de jeux
d’échelles (du régional au national, et à l’international). Il s’agit aussi de
tenter d’appréhender le parcours et la mobilité des intellectuels, leurs
interrogations sur leurs propres conditions sociales et leur marge d’action;
les modes variés de constructions sociales internes et externes des figures de
l'intellectuel (féminines, féministes,
etc.); les conditions de spécialisation des fonctions des intellectuels,
leur précarisation, leurs différentes reconversions scientifiques, sociales et
économiques; leurs relations avec les activités lettrées (stratégies d’écriture
inédites, tensions et indéterminations statutaires …) ou avec des lieux de
pouvoirs (étatique – religieux – civil – militaire, etc.).
Trois axes théorique,
thématique et empirique, sont proposés et mériteraient d'être considérés dans
les différentes communications attendues qui pourront s'appuyer sur des études
de cas:
1 Constructions et déconstructions des
figures et des notions de l’intellectuel : espaces, discours, trajectoires,
modes d’action
C’est sous toutes leurs postures et
dans toutes leurs formes d'”engagement” ou de “neutralité”, que les
intellectuels, après avoir fait l’objet d’injonctions normatives, sont
désormais objet de réflexions dans les sciences sociales. S'interroger sur les
conditions socialement et historiquement déterminées expliquant l’émergence des
figures d’intellectuels dans les sociétés contemporaines suppose de poser un
regard critique sur toutes les formes d'émergence des discours produits par
ceux-ci (représentations) et sur leurs modes d'action, et d’interventions
(sociales, politiques, littéraires, humanitaires) à différentes périodes
historiques. Cela suppose aussi de prendre en compte les cadres concrets où ils
vivent et les lieux, « niches » où ils élaborent leurs productions.
Il serait indispensable de comparer les trajectoires d’individus choisis pour
leur singularité (et non seulement leur supposée exemplarité), ou de groupes
plus massifs, secrétés dans des situations historiques diverses et sans
préjuger de la linéarité de ces espaces. (comme le montre E. Said,
l’impérialisme et se adversaires se disputaient la même histoire). Il serait
aussi pertinent de présenter des études de cas présentant des événements où les
intellectuels ont pu se mettre en scène ou du moins être reconnus comme tels au
cours de crises et moments de tensions. Les temps forts de la mobilisation
active et visible des intellectuels -engagement pour les indépendances,
démocratisations des années 1990 tant en Europe de l’Est qu’en Afrique par
exemple- ne devraient pas masquer des scènes plus discrètes mais tout aussi déterminantes.
C’est par une dimension diachronique et synchronique que l’on pourrait mettre
en pratique une histoire comparée des intellectuels.
On aura le souci d’insister
particulièrement sur les paradigmes théoriques à partir desquels les intellectuels
s’expriment, ainsi que sur la question du transfert de ces paradigmes. Les
travaux sur les transferts culturels (Espagne, 1994 et 1999), sur la réception
productive des faits culturels, nous invitent à décloisonner nos partages et à
briser nos classements familiers. Par exemple, dans quelle mesure
des intellectuels appartenant à différentes traditions linguistiques ou aux
mêmes traditions partagent-ils des repères épistémologiques analogues, se
demande O. Kane à propos des intellectuels non europhones, soulignant ainsi que
l’idée même d’intellectuels europhones doit être repensée afin d’étudier les
prises de position des intellectuels non europhones sur les principes
universels invoqués par les penseurs des Lumières (…) pour voir comment ils
négocient la modernité ?
Une mise en perspective historique permettrait de mettre en relief les rôles
joués par des intellectuels dans l’invention de nations émergées dans un
contexte national, impérial puis post-impérial : Inde, Amériques, Afrique, Europe,
Russie. Les espaces impériaux et post-impériaux demeurent des espaces de
négociations, de transferts culturels et de mécanismes de métissage (Gruzinski,
Bénat-Tachot, 2001) du centre vers les périphéries et vice-versa, mais aussi
de“périphéries” à “périphéries”. Entre systèmes cognitifs importés et
imaginaires sociaux autochtones, quelles visions du monde des intellectuels
colonisés ou en voie de décolonisation, ont-ils élaborées et comment les
ont-ils transmises ? Dans quelle mesure les intellectuels contemporains
sont-ils affectés par les mêmes événements (guerres, crises, et aujourd’hui
mondialisation…) ?
La question de la mobilité des intellectuels pris entre l’engagement individuel
ou collectif, l’expertise nationale, internationale et la diffusion des savoirs
devra être abordée en prenant en compte les trajectoires individuelles et
collectives. On repère des usages fort différents
de la notion d’intellectuel selon qu’on se situe dans des zones où les
intellectuels bénéficient d’une large reconnaissance sociale ou de zones où ils
n’apparaissent pas en tant que tels dans l’espace public, selon qu’ils forment
des communautés bien structurées ou qu’ils déclinent plutôt les figures
déterritorialisées de l’exilé, de l’expatrié, du dissident (quitte à fonder de
nouvelles formes de communautés intellectuelles). C’est au sein de ces divers
réseaux transnationaux plus ou moins nouveaux que se créent les diaspora
intellectuelles (Gueye, 2001).
C’est à cet
ensemble d’interrogations non exhaustives que devront se confronter, au cours
du colloque, plusieurs regards croisés de chercheurs travaillant sur des aires
géographiques différentes. Pour ce faire, on aura le souci d’envisager non
seulement les systèmes éducatifs, les modes d’enseignement et les savoirs
transmis qui structurent des générations intellectuelles, mais aussi les
pratiques culturelles propres à une époque et à un espace (chapelle, clan
microcosme, ou réseaux, maisons d’édition), les rôles de l’évaluation et de la
publicité à l’origine de la naissance ou du déclin de nouvelles positions
(pouvoir croissant des « hommes doubles » à l’interface des media et
de l’Académie ou du champ littéraire ou, plus récemment, de ceux qui
revendiquent le statut d’experts) et les divers supports culturels (imprimés,
oralité couplée ou non à l’écrit, TIC) qui véhiculent, entravent ou favorisent la diffusion des productions
intellectuelles et modèlent leurs modes
d’action (sites Internet, colloques, journaux ).
2 – Intellectuels et lieux de pouvoir
Les
lieux de pouvoirs socioéconomiques ne se réduisent plus seulement à l’espace
étatique : organisations communautaires de base, syndicats, regroupements
religieux, sont largement sollicités pour prendre en main le développement de
leur collectivité et terroir. Un processus de ‘partage de responsabilités
communes’ semble dorénavant engagé et implique la société civile. Ceux qui,
jusque là étaient plutôt confinés à des positions périphériques de la
« vie publique », deviennent des acteurs plus que présents, incontournables
quand il s’agit de définir, de promouvoir des politiques, des programmes de
développement socioéconomiques. Qu’en
est-il alors des espaces symboliques que les intellectuels aménagent pour
construire et préserver leur autonomie? Dans leur quotidien, les intellectuels
ne manquent pas de nouer ou dénouer des liens avec de tels centres. Dès lors,
on peut se demander comment et par qui sont initiées ces nouvelles
relations ? Fait-on appel aux intellectuels ou cherchent-ils eux-mêmes des
refuges, de nouvelles rampes pour maintenir leur aura ? Quelles sont les procédures les plus usitées par ces
pouvoirs pour convoquer ou co-agir avec les intellectuels? Peut-on parler d’une
instrumentalisation des intellectuels notamment quand ils collaborent avec des ONG
de développement ou impliquées dans l’humanitaire et qui cherchent à se
départir d’une certaine image d’acteurs de terrain incapables de fonder
théoriquement leurs actions et/ou d’élaborer des visions prospectives ?
3 – Intellectuels, mondialisations,
démocratie
La
nature des interventions civiques des intellectuels dans la société est
affectée par cet éclatement inédit des lieux de pouvoir. Une troisième séquence
permettra d’interroger précisément le destin des intellectuels insérés dans la
mondialisation.
Notion
en vogue, mais pas toujours claire, la mondialisation est pensée dans sa forme
contemporaine comme un processus d’internationalisation, de
multinationalisation et d’unification du champ économique induisant un lien fort avec l’extension du
capitalisme à l’échelle mondiale. Elle implique à la fois de l’homogénéisation,
des tensions, des oppositions et des dislocations (GEMDEV, 1999), des
contre-tendances et des ruptures. Michel Beaud (1999) souligne que la
mondialisation s'appréhende d'abord comme l'accession à la dimension mondiale
d'une réalité (archéo-mondialisations); ensuite, elle désigne la multiplication
et l'intensification d'interdépendances au niveau mondial, et qui se sont
renforcées avec les mutations des transports et des communications
(proto-mondialisations des cinq derniers siècles); enfin, la mondialisation
désigne un mouvement organique incluant de plus en plus un lien fort avec les
dynamiques du capitalisme, notamment celles du nouvel âge techno-scientifique
du capitalisme.
Quelles sont les incidences positives
ou négatives de la mondialisation sur les productions intellectuelles et
scientifiques nationales (ouvrages, revues, littérature engagée, rapports
scientifiques, littérature grise, pétitions)?
Quelles batailles se livrent des intellectuels autour des concepts de
“démocratie” et de Droits de l’homme dans cette nouvelle configuration?
Comment et dans quels espaces se forment des
diasporas intellectuelles et quels liens tissent-elles? Comment, enfin, aborder
la question des intellectuels dans la dynamique des sociétés traversées de plus
en plus par l'économie de marché ?
[1] Parmi une longue bibliographie, signalons
provisoirement les travaux maintenant classiques de P. Bourdieu, C. Charle, J.
F. Sirinelli, P. Ory, M. Winock, pour la France et l’Europe, de J. Kocka, de H.
M. Bock sur l’Allemagne, discutés depuis leurs publications par M. Trebitsch,
M.C. Granjon, et leurs collaborateurs Voir bibliographie.
[2] Le réseau Acteurs
émergents est conçu comme un espace de rapprochement et d’échange entre des
chercheurs en sciences sociales -francophones, anglophones et lusophones, tant
africanistes que non africanistes. Ces chercheurs, issus d’Afrique
subsaharienne, du Maghreb, d’Europe, d’Amérique du Sud ont choisi d’interroger
dans une perspective comparatiste et pluridisciplinaire, les transformations sociales en Afrique et
ailleurs. Ce réseau a publié en 2003
Etat et acteurs émergents en Afrique.
Démocratie, indocilité et transnationalisation, aux Editions Karthala,
IFRA-Ibadan sous la direction de Yann Lebeau, Boubacar Niane, Anne Piriou et
Monique de Saint Martin.